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"... Vous qui avez de belles couleurs sous votre pinceau, mes amis, donnez-nous la copie du tumulte de la Marina, reproduisez ce bruit d'un peuple indigent qui jouit de se sentir vivre, ces baise-mains jetés au vent et rendus de toutes parts : bonjour ! bonsoir ! lancés de carrosse en carrosse, avec plus de verve que de bon ton ; et la cloche de l'Angélus retentissant sous ce beau ciel dont l'azur noir se fond dans une teinte d'émeraudes : belle et ravissante scène en vérité ! On l'a très-peu admirée et rarement décrite. Il est à la mode d'aller à Rome et à Naples ; la Sicile n'est pas encore fashionable.J'admirais ce spectacle, et je m'étais appuyé, pour en mieux jouir, contre la muraille basse ornée de petits pilastres d'architecture sarrazine qui suit le rivage de la mer, et présente aux promeneurs fatigués une longue et commode banquette de marbre fruste et usée depuis des siècles. Je m'assis sur ce banc. L'air maritime soufflait dans mes cheveux ; la mobile scène passait devant moi..."
" Le château de Bretby, dans le Derbyshire, renfermait, en octobre 1725, deux personnages fort dissemblables: un vieillard austère et morose étendu sur son lit de mort, et un jeune courtisan, son fils, qui venait recevoir les derniers soupirs paternels. Ils s'étaient toujours mutuellement détestés, et l'on ne peut guère imaginer de caractères moins sympathiques. Le vieux comte (earl), défiant et ombrageux, ne voulant jouer aucun rôle à la cour ou dans le monde, avait réfugié sa sauvage humeur dans ce domaine antique où l'orfraie, le hibou et le corbeau tenaient depuis longtemps leurs assises 2, et que le fils dépeint de couleurs si lugubres, tout en racontant gaiement l'agonie paternelle. Vous ne pouvez, écrit-il à la belle mistriss Howard, la femme à la mode de ce temps, vous ne pouvez rien imaginer de plus odieux que ce donjon qui par malheur, n'est pas encore à moi, et qui est horrible : il me fait l'effet de l'enfer. Mon père, là-bas, pousse des hurlements effroyables, et tombe dans des convulsions auxquelles personne ne survivrait que lui ; les oiseaux de mauvais augure mêlent leur voix à la sienne, et le peu de figures humaines qui m'approchent sont des figures de damnés. Ma foi ! j'ai beaucoup d'admiration pour ma piété filiale, je suis aussi estimable qu'Énée..."
" En juillet 1838, lord Melbourne disait à la chambre des lords d'Angleterre que de tous les excentriques modernes, M. Burke lui semblait un des plus étranges, que ses vues étaient impraticables et ses idées chimériques, qu'il n'y avait dans ses jugements et dans ses paroles qu'exagération et extravagance, qu'il n'admettait rien de modéré, point de modifications, point de transactions ; enfin que son caractère, comme ses théories, se composait de violences contradictoires et inadmissibles. Plusieurs années auparavant, le philosophe et poète Coleridge, dans sa Biographia litteraria, avait imprimé ce qui suit : Personne ne fut jamais plus droit, plus vrai, plus ferme, plus conséquent à lui-même, d'un bon sens plus pratique et d'un génie plus sévèrement logique qu'Edmond Burke. Il ne s'est jamais démenti, il n'a jamais varié. C'est le modèle des hommes politiques. ..."
"...Elle s'appelait Sophie, notre paresseuse ; mais elle portait si mal son nom (car vous n'ignorez pas que Sophie veut dire sagesse), qu'on la surnommait Folla, ce qui lui seyait infiniment mieux.Folla avait, outre sa bouche rose qui riait toujours, une chevelure foncée et bouclée en constante rébellion, un menton à fossette et de grands yeux noirs, vifs et pétillants, qui devenaient doux comme une caresse lorsqu'elle était sérieuse un instant.Folla avait neuf ans ; la vie ne pesait guère à ses mignonnes petites épaules, par conséquent ; elle jouait sans cesse, et elle avait bien mal employé ces quelques années, ce qu'elle regrettera plus tard, vous le verrez..."
"... Ce ne sont là toutefois que les plans lointains et les grandes lignes du tableau. Ramenez vos regards sur la ville elle-même, ou plutôt regardez à vos pieds. Au milieu de l'échiquier formé par les terrasses des maisons, et parmi les fleurs dont ces terrasses sont ornées, vous verrez surgir, comme d'un immense bouquet, les clochers, les églises, avec leurs dômes de faïence jaune et bleue, les maisons enfin avec les murs bariolés et les balcons pavoisés de coutil qui leur donnent sans cesse un air de fête. La cathédrale occupe un des côtés de la plaza Mayor ; elle domine de toute la hauteur de ses tours le palais présidentiel, parallélogramme écrasé qui renferme à lui seul les sept ministères, - une prison, un jardin botanique, une caserne, les deux chambres. L'Ayuntamiento (municipalité) forme avec le palais un angle droit que continuent le portail de Las Flores et le Parian, vastes capharnaüms commerciaux..."
" La lutte inégale qui depuis plus d'une année se continue entre le Mexique et les États-Unis peut être envisagée sous deux faces distinctes, selon que l'attention se porte sur les conséquences et l'issue probable de la guerre, ou sur les épisodes, les tableaux étranges qu'elle déroule à nos yeux. Quand on a pu observer de près les deux nations belligérantes, quand on a vécu en quelque sorte dans leur intimité, il est difficile de ne pas tenir compte de ce double aspect des évènements : d'un côté, l'impression produite par le simple récit des faits se complète et se fortifie par les souvenirs ; de l'autre, le rôle de plus en plus considérable que les États-Unis sont appelés à jouer dans les destinées du Nouveau-Monde ouvre à l'esprit une vaste perspective. On se transporte en idée au milieu des deux armées, on les voit en présence, l'une rachetant par une énergie à toute épreuve le désavantage d'une organisation vicieuse, l'autre décimée par les discordes civiles et livrée au plus affreux dénuement, fléau du pays en temps de paix, appui insuffisant en temps de guerre. Ce contraste même, qui d'avance indique l'issue de la lutte, ramène la pensée sur les intérêts de l'Europe, plus engagés qu'on ne parait le croire dans les questions débattues entre les deux armées..."
" La guerre de l'indépendance avait formé au Mexique une population aujourd'hui bien éclaircie, bien isolée, par ses m¿urs comme par ses souvenirs, de la société dont autrefois elle défendit si vaillamment la cause. Des guerrilleros, des aventuriers de toute sorte composaient cette population exceptionnelle. Heureux le voyageur qui rencontre encore sur sa route quelques-uns de ces enfants perdus de la révolution mexicaine ! Leurs confidences éclairent pour lui d'un nouveau jour une des époques sans contredit les plus curieuses de l'histoire contemporaine de la Nouvelle-Espagne. Toutes les fois du moins que j'ai pu questionner ces vétérans des grandes luttes de 1810, j'ai recueilli des révélations, j'ai entendu des récits dont la trace ne s'est point effacée de ma mémoire. Parmi ces vieux soldats de l'indépendance, il en est un surtout en qui tous les instincts aventureux, toutes les sauvages passions de l'armée insurrectionnelle du Mexique semblaient avoir trouvé leur personnification. Sa vie me fut racontée sur le théâtre même des campagnes de 1810 et 1811, et les aventures qui me mirent en relation avec le capitaine Ruperto Castaños étaient vraiment un digne prélude à ces récits. Aussi ne séparerai-je pas des romanesques souvenirs du routier les incidents, les scènes de voyage au milieu desquels se déroula devant moi cette étrange existence..."
"... Par une singularité digne de remarque, ces deux points extrêmes du même continent, New-York et San-Francisco, semblent rapprochés par l'identité des conditions géographiques. La première de ces villes, à l'est et sur l'Atlantique, regarde l'Europe ; la seconde, à l'ouest, sur l'Océan Pacifique, est en face de l'Asie. Les fondateurs de New-York, comme ceux de San-Francisco, durent être frappés par l'aspect d'une immense baie, abritée contre les vents du large par une ceinture de collines verdoyantes, et au fond de laquelle venaient se déverser deux larges fleuves. Des deux côtés, d'ailleurs, on retrouve les mêmes avantages naturels. Le Rio-San-Joaquin et le Rio-Sacramento sont pour San-Francisco ce que l'Hudson et la Rivière de l'Est sont pour New-York il n'y a que les noms à changer. Aujourd'hui encore la race anglo-saxonne remplace à San-Francisco la race espagnole, comme elle remplaçait à New-York, il y a deux siècles à peu près, les colons hollandais. Ici toutefois il y a un premier contraste à noter. A New-York, la race anglo-saxonne n'a plus qu'à maintenir une prospérité acquise et développée par de longs efforts ; à San-Francisco, elle voit cette prospérité naître et grandir déjà avec une rapidité merveilleuse..."
"...Moi, quelles excuses puis-je invoquer ? Élevée, choyée, gâtée par de bons parents que j'ai perdus trop tôt, j'ai été remise aux mains de mon oncle Samozane, la crème des tuteurs, homme absolument inoffensif, tout livré à l'innocente manie de la phrénologie, et qui me laisse à peu près faire ce que je veux et ne me gronde presque jamais.Et pourtant !... il y aurait tant lieu de me gronder ! J'aime moins sa femme, tante Germaine, qui se croit obligée de m'abreuver de nombreux sermons et dont l'esprit est quelque peu étroit ; j'aime encore moins sa s¿ur, tante Bertrande, qui possède, amplifiés, les mêmes travers.Je tyrannise tant que je peux leurs filles et nièces, mes cousines Blanche et Jeanne..."
" Minuit...J'ai laissé la lampe veiller près de moi. Elle éclaire timidement, de sa lueur pâle, ma petite chambre de clinique claire et nue comme une âme vide.J'avais peur de l'ombre tantôt... Il me semblait que c'était celle de mes yeux qui accourait déjà et j'ai voulu la chasser à tout prix, la prier de s'attarder encore... Maintenant que tout se dresse, se détache dans le rayon de la flamme, que mes regards vont dans le jour, qu'ils comprennent les couleurs et les formes, je m'illusionne à nouveau, croyant à d'autres chimères, à des mieux d'hallucination...Pourtant, il n'y a rien à faire... Au fond, je sens que la mort de la lumière approche, que c'est une affaire de mois, de jours peut-être..."
" ... À quoi bon secouer davantage la poussière des vieux documents : vous trouverez (si le c¿ur vous en dit) toutes ces choses, et d'autres encore, dans le savant recueil du baron de la Flotte publié à Paris chez Dentu en 1860. Nil novo sub soli.En ce menu aide-mémoire, j'ai tâché de vous rappeler par les meilleurs exemples quelques notions que vous possédez tous, d'ailleurs, mais qui pourront peut-être servir aux débutants. Fallait-il puiser dans l'antiquité? Dieu merci, nous sommes au vingtième siècle, et l'enseignement moderne a fait justice de tous ces radotages de cuistres. J'ai cru devoir prendre, au contraire, et sans hésiter, dans le vaste arsenal de la presse contemporaine, pour faire une ¿uvre qui soit bien de notre temps. L'avenir est, comme on dit, aux leçons de choses. Apprendre à se servir du Larousse, du Musée de la Conversation ; s'exercer rapidement à une facture souple et agréable ; s'assimiler superficiellement les notions nouvelles, pour les exposer de même: à cela doit se borner votre ambition. Chacun de ces courts chapitres a été rédigé pour vous y aider. N'oubliez pas que vous êtes devenus les instructeurs du peuple..."
" ... On peut dire que les travaux entrepris jusqu'à présent pour étudier l'argot ont été menés sans méthode. Le procédé d'interprétation n'a guère consisté qu'à voir partout des métaphores. Victor Hugo avait admiré le mot lancequiner (pleuvoir) dans la forme pittoresque duquel il retrouvait les hallebardes des lansquenets. F. Michel l'a suivi sur ce terrain dangereux. D'après lui, dans dorancher (dorer), on a modifié la terminaison par allusion à la couleur de l'orange. Bougie est une canne parce que ce n'est qu'au moyen d'une canne que les aveugles peuvent s'éclairer . Mouchique, mauvais, laid, est une injure datant de 1815, souvenir des paysans russes, mujiks..."
Le Roi au masque d'or est un recueil de contes fantastiques écrit par Marcel Schwob et publié en 1892. Dans la première nouvelle, Le roi au masque d'or, le monarque et ses sujets, les femmes, les bouffons et les prêtres, portent tous un masque, selon l'ordre instauré par les rois ancestraux. Ainsi, personne à la cour du roi n'a jamais vu de visage humain, en particulier personne n'a vu celui du roi. Un jour, un mendiant aveugle se présente, qui dit au roi qu'il ne connaît pas ses sujets, et qu'il ne se connaît pas lui-même. Il décide alors de faire tomber les masques ; il découvre alors qu'il est lépreux, et que ses ancêtres ont ordonné le port du masque pour cacher ce mal dont ils souffraient aussi.
Publié pour la première fois en 1894 et remanié en 1903, Le Livre de Monelle est un petit ouvrage littéraire, à la croisée du conte romantique et du poème en prose. Il constitue un véritable petit chef d'¿uvre, le genre de petit livre (à peine plus de 100 pages) que l'on parcourt les yeux écarquillés, en s'étonnant à chaque page de l'¿uvre étrange et fascinante que l'on est en train de lire...
"...Mon brave Lazare, je crois, ma parole, qu'on m'a changé ma pupille. Quel petit démon ! Je ne la connaissais pas sous ce nouvel aspect. As-tu vu comme elle a lancé son assiette à terre ? Ça m'a rappelé mon jeune temps, lorsque je faisais de même avec ma soupe. Ah ! ah ! ah ! et de quel air elle a déposé sa serviette sans réclamer son dessert ! Voilà ce que j'appelle montrer du caractère ; au moins elle a du sang dans les veines et ainsi ne ressemble plus à son père, mon pauvre neveu, qui ne savait pas résister en face à qui que ce fût..."
" L'étoile à sept rayons qui conduisait les mages S'est éteinte sur nos pays. La Méditerranée a battu nos rivages, Et les grands cyprès ont gémi. Le Rhône a charrié du limon et des pierres. Les rois d'Arles de leurs tombeaux Sont sortis. Les palais d'Avignon, sans lumières, Ont senti l'aile des corbeaux. La Fontaine de Laure a mêlé son eau vive Aux sources des mauvais printemps ; La Durance, en grondant, a dépassé ses rives, Et sur la plaine des gardians..."
Peu avant la 5ème croisade de 1219, des milliers de jeunes pèlerins allemands et français partent pour la Terre Sainte. Ils seront, pour la plupart, massacrés avant de pouvoir embarquer. Ce récit relate cet événement de point de vue des huit personnes suivantes : un clerc misérable (Goliard), un lépreux, le pape Innocent III, trois petits enfants, un autre clerc (François Longuejoue), Kalandar (le mendiant), la petite Allys et le pape Grégoire IX.
" J'ai fui la ville d'or où les flots et les filles Se disputent l'amour Car une ombre pesait sur mon c¿ur qui vacille, Découronnant mes jours. Mes mains n'étreignent plus cette chair palpitante De l'âcre volupté. Mes cyprès et mes pins ont la voix consolante De l'immortalité. Je change de rosier quand l'élan de ma vie Garde encor sur ses traits D'une part la douleur, d'une autre l'harmonie Qu'augmentent mes regrets. Ils ne sont point porteurs des vaines pénitences Et des chers repentirs ; Ils ne sont les enfants que de cette distance Creusée par l'avenir..."
" C'était l'orgueil des rois de la vieille monarchie française d'être les fils aînés de l'église, et c'était aussi l'orgueil des cathédrales de Reims, de Notre-Dame et de l'abbaye de Saint-Denis d'être les églises et l'abbaye des rois. Dans les jours croyants et forts où la France se regardait comme le royaume aimé de Dieu, où l'idée abstraite de la patrie s'incarnait dans la royauté, où le sacre était la formule d'une adoption divine, Reims gardait le sceptre, emblème de la force, la main de justice, emblème du droit, et l'huile qui donnait au monarque, avec son caractère sacré, l'esprit d'équité et le don des miracles. Saint-Denis gardait l'oriflamme, cette bannière à la fois religieuse et chevaleresque qu'un ange, suivant une légende populaire, avait apportée du ciel comme un gage offert par le dieu des armées au chef des armées de la France. Notre-Dame, dans les solennités nationales, réunissait, pour les actions de grâce de la victoire ou les prières des grandes calamités, le roi de France et le peuple de Paris..."
" En 1638, un théologien, dont la vie entière s'était absorbée dans la méditation des mystères de la foi, mourut en Hollande en léguant à ses héritiers un volumineux manuscrit qu'il avait, à différentes reprises, refait, corrigé, recopié de sa main. Le théologien recommandait à ses exécuteurs testamentaires de soumettre son ¿uvre à l'examen du Saint-Siège, et de la faire disparaître, si la sagesse des prélats romains y trouvait quelques doctrines contraires aux enseignements de l'église. Malgré cette volonté suprême, qui témoignait d'un respect profond pour la tradition catholique, le livre fut donné au public tel qu'il avait été écrit. Le théologien, c'était Corneille Janssen ou Jansenius, évêque d'Ypres. Le livre, c'était l'Augustinus, commentaire obscur et diffus des opinions de saint Augustin sur la grâce, ouvrage aride et d'autant plus inextricable que saint Augustin n'avait point, toujours été d'accord avec lui- même..."
" ... Les biographes ont malheureusement cru d'ordinaire qu'ils étaient historiens. Et ils nous ont privés ainsi de portraits admirables. Ils ont supposé que seule la vie des grands hommes pouvait nous intéresser. L'art est étranger à ces considérations. Aux yeux du peintre le portrait d'un homme inconnu par Cranach a autant de valeur que le portrait d'Érasme. Ce n'est pas grâce au nom d'Érasme que ce tableau est inimitable. L'art du biographe serait de donner autant de prix à la vie d'un pauvre acteur qu'à la vie de Shakespeare. C'est un bas instinct qui nous fait remarquer avec plaisir le raccourcissement du sterno-mastoïdien dans le buste d'Alexandre, ou la mèche au front dans le portrait de Napoléon. Le sourire de Monna Lisa, dont nous ne savons rien (c'est peut-être un visage d'homme) est plus mystérieux. Une grimace dessinée par Hokusaï entraîne à de plus profondes méditations. Si l'on tentait l'art où excellèrent Boswell et Aubrey, il ne faudrait sans doute point décrire minutieusement le plus grand homme de son temps, ou noter la caractéristique des plus célèbres dans le passé, mais raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu'ils aient été divins, médiocres, ou criminels..."
... La spécialisation tactile, la science qui en est comme le prolongement instrumental, nous apprennent que le monde est en réalité discontinu. L'espace interstellaire ne diffère de l'espace intermoléculaire que parce que nous sommes placés entre les deux et que nous mesurons leurs rapports. La notion de temps qui est engendrée par celle de l'espace n'est pas plus exacte sous son premier aspect continu. Il peut y avoir de l'infini entre les moments d'un temps divisé à l'infini. On perçoit très bien que le temps psychologique (et le temps astronomique se mesure par des différences de position dans l'espace) est essentiellement variable. Notre notion du temps se transforme du sauvage à l'homme civilisé, de l'enfant à l'adulte, du rêve à la veille...
" L'histoire en France reste volontiers dans les limites de nos frontières, et quand elle les franchit, ce n'est en général que pour faire campagne à la suite de nos armées. Nos plus belles colonies, l'Inde, le Canada, la Louisiane, Haïti, occupent à peine quelques pages dans les volumineuses compilations de nos annalistes, et tout ce qui touche à cette France d'outre-mer, perdue sans retour, se borne à quelques dates, à quelques noms et à de stériles regrets. Non contents d'être oublieux, nous nous montrons encore injustes envers nous-mêmes, et nous calomnions notre pays en disant qu'il n'a ni le génie des voyages, ni le génie des découvertes, ni le génie de la colonisation. C'est là chez nous une opinion profondément enracinée dans un grand nombre d'esprits, mais, très heureusement, aussi fausse qu'elle est populaire, car il est à remarquer que, sauf les questions d'honneur et de gloire militaire, nous sommes toujours prêts, dans les grandes choses, à nous déprécier et dans les bagatelles à exagérer notre valeur. Qu'on examine en effet notre histoire, et l'on verra combien les reproches dont nous venons de parler sont peu fondés..."
" On a dit avec raison que les langues, comme les peuples, ont leur âge d'or, leur âge d'argent, leur âge d'airain et leur âge de fer : il y a un idiome qui plus qu'aucun autre justifie cette remarque, c'est la langue latine. Elle règne d'abord avec les Romains sur le monde antique ; elle reste durant de longs siècles, dans la barbarie même du moyen âge, la langue officielle du gouvernement, de la religion, de la science, de la poésie; elle unit, comme un lien fraternel, les nations chrétiennes : c'est là son âge d'argent. Puis cet idiome se retire peu à peu devant les langues nouvelles, dont quelques-unes sont tout à la fois ses rivales et ses filles. Au moment même où la renaissance semble vouloir le ramener à sa pureté primitive, les réformés le bannissent de leurs temples, les gouvernements de leur diplomatie et de leurs lois. C'est l'âge de fer qui commence pour la langue latine. La science elle-même, en se vulgarisant, la chasse de ses livres, la poésie remplace par la rime ses dactyles et ses spondées, et seul le catholicisme, dans son immobilité surhumaine, lui garde toujours au fond du sanctuaire un inviolable asile..."
" Quel est donc cet esprit de ténèbres, homme, serpent ou dragon, qui plane à tous les horizons du passé ? Dans le ciel, il blasphème et se bat avec les anges; sur la terre, il se sert de l'homme comme d'un cheval qu'il pique et monte à sa volonté ; il l'afflige, le tourmente, l'excite au péché, et, dans l'abîme, il le punit d'avoir péché. Il habite, avec les juifs, les carrefours tortueux des villes sombres du moyen-âge ; il se perche, comme les hiboux, sur les toits aigus des couvents, se glisse, la nuit, dans la cellule des nonnes, et va voler pour les magiciens des hosties dans les calices, des os dans les cercueils. Les saints en ont peur, Dieu s'en défie. Le grimoire enseigne comment on l'évoque, le rituel comment on le chasse. L'église le maudit, la sorcellerie l'adore. Cet esprit de ténèbres, c'est le démon de la théologie, le diable du conte monacal et de la tradition populaire..."
" C'était au moyen-âge une croyance de la chrétienté, et pour ainsi dire un dogme traditionnel, que Dieu honorait la France d'une protection particulière et qu'il l'avait choisie pour son royaume terrestre. Cette croyance éclate dans l'interprétation des faits historiques, et se traduit en merveilleuses légendes. Les rois de France sont les fils aînés de l'église, et, comme symbole de cette adoption, Dieu envoie dans la cathédrale de Reims, par la colombe qui porte les messages célestes, l'huile du couronnement. La fiole de saint Remi trouverait aujourd'hui peu de croyants, même parmi les plus fervents soutiens du droit divin : le scepticisme moderne avait détruit le prestige longtemps avant que les terroristes eussent brisé le vase du sacre de Clovis ; mais, quoi qu'il en soit de la sainte ampoule, on ne peut douter que cette légende n'ait exercé une puissante influence sur les destinées de la royauté française, et par cela même sur les destinées du pays. Le couronnement de nos rois n'est pas un vain cérémonial d'investiture, c'est une solennité mystique dans laquelle Dieu leur confère des grâces particulières : l'esprit de justice, car dans l'ancienne monarchie toute justice découle du roi ; le don des miracles, car le roi de France, comme les saints, guérit les malades en les touchant. Il y a donc là dès l'origine, pour les faits merveilleux, une source qui ne tarira pas dans les âges de foi..."
... Généralement pieds nus, le gaucho chausse pourtant volontiers des bottes européennes achetées dans une pulperia ; mais les botas de potro font l'objet de sa prédilection : une jument est abattue, les pattes de derrière sont écorchées sans fendre la peau, cette peau est rasée et amincie au couteau, puis frottée dans les mains pour la rendre souple ; la partie d'en bas, restée ouverte, laisse passer les orteils pour saisir l'étrier. À ses pieds sont attachés d'énormes éperons en fer ou en argent du poids d'une à deux livres, aux mollettes immenses. L'Américain, quand il marche, traîne les pieds ; les éperons frottent par terre et produisent un étrange cliquetis, surtout sur un terrain dur ou sur un plancher : plus il est couvert d'argent, plus ses éperons sont grands, plus il est considéré et respecté...
... Jules Bastien-Lepage est né à Damvillers, le 1er novembre 1848, dans une maison qui forme l'un des angles de cette place dont je viens de parler; - une simple maison de cultivateurs aisés, à la façade jaunâtre et aux volets gris. On pousse la porte d'entrée et on se trouve de plain-pied dans une cuisine, - la vraie cuisine des villages de la Meuse, avec sa haute cheminée surmontée d'ustensiles de ménage, ses rangées de chaudrons de cuivre, sa maie pour le pain et son vaisselier garni de faïences coloriées. - La chambre contiguë sert à la fois de salon, de salle à manger et même au besoin de chambre à coucher ; au-dessus, sont les chambres de réserve, puis de vastes greniers aux charpentes touffues. - C'est dans la salle du rez-de-chaussée, gaiment exposée au midi, que le peintre des Foins et de Jeanne d'Arc a ouvert les yeux...
" Mabillon avait cinquante-trois ans lorsqu'il partit pour l'Italie. Né le 23 novembre 1632, à Saint-Pierremont, village du diocèse de Reims, il étudia dans cette ville, prit la tonsure à l'âge de dix-neuf ans, et, en 1658, il fut envoyé à l'abbaye de Corbie pour y occuper la charge de portier et de cellerier, c'est-à-dire de distributeur des aumônes. Tout en remplissant ces humbles fonctions, que relevait sa charité envers les pauvres, il composait pour l'office de saint Adalhard, abbé de Corbie, des hymnes remarquables par leur latinité et qui furent adoptées par l'église. Vers 1661, il passa à l'abbaye de Saint-Denis et fut chargé de montrer le trésor aux étrangers et aux visiteurs. Comme il avait des scrupules sur l'authenticité de certaines reliques, il demanda à quitter cet emploi, alléguant pour raison qu'il n'aimait point à mêler la fable avec la vérité. Le motif n'ayant point paru suffisant, il fut, à son grand regret, maintenu dans sa charge de cicérone ; mais un jour il lui arriva de casser par maladresse un miroir qu'on regardait à Saint-Denis comme l'une des pièces les plus curieuses du trésor, et qui avait, disait-on, servi à Virgile pour se faire la barbe..."
... Seul, le fils unique d'Anna Pavlovna, Alexandre Fedoritch, dormait encore d'un sommeil profond, comme on dort à vingt ans ; et chacun dans la maison évitait de faire du bruit, marchant sur la pointe du pied et chuchotant pour ne pas réveiller le jeune barine. Si quelqu'un parlait trop fort, aussitôt Anna Pavlovna apparaissait comme une lionne irritée, et châtiait l'imprudent d'une verte semonce, ou d'un sobriquet injurieux et parfois même d'une poussée...
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