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... Elle était de petite taille, ce qui exagérait encore son apparence d'extrême jeunesse. Le haut de son corps était enroulé dans un châle. Elle ne portait pour tout vêtement qu'une courte basquine couleur saphir avec des volants de frange noire et l'on sentait que le châle avait été jeté vite autour de son cou au moment où elle avait fui et que la basquine avait été attachée à la hâte et tenait mal. Almazan vit sur son épaule droite, qui était nue, une meurtrissure provenant d'un coup ou d'une caresse trop prolongée. Il remarqua que le carmin de la bouche avait été écrasé par une autre bouche et s'était répandu, élargissant le dessin des lèvres. Un diamant, qu'attachait une chaîne d'or étincelait entre ses deux seins et elle portait un énorme rubis à sa main droite. Elle avait un parfum un peu animal et un je ne sais quoi de lascif et de fatigué se dégageait de sa peau...
Parmi ces ruines pittoresques de châteaux forts qui s'élèvent sur les deux rives du Rhin, de Strasbourg à Cologne, on voit encore, à quelque distance de Manheim, dans une position élevée et pour ainsi dire toute féodale, les restes d'un ancien burg ; on l'appelle Steinberg. Il couronne une énorme roche grise dont la base se baigne dans l'eau. Avec ses sombres murailles, sa tour éventrée, ses dalles brisées, ses statues frustes couchées sur la poussière, il mériterait encore ce nom de nid d'aigle dont se servent obstinément les romanciers pour désigner ces manoirs aériens d'où les barons pillards du moyen âge dominaient la plaine...
En face de Bordeaux, sur la rive droite de la Garonne, se trouvait en 183., une avenue de grands arbres appelée avenue de Paris, toute bordée de villas et de bastides. Quelques-unes de ces élégantes maisons de campagne étaient occupées seulement le dimanche ou pendant une partie de la belle saison ; d'autres avaient des habitants toute l'année, car on n'était là qu'à un quart d'heure des chais, de la Bourse ou du Grand-Théâtre, ces trois centres d'attraction pour la population bordelaise...
Il ne dépend pas de nous de croire en Dieu, mais seulement de ne pas accorder notre amour à de faux dieux. Premièrement, ne pas croire que l'avenir soit le lieu du bien capable de combler. L'avenir est fait de la même substance que le présent. On sait bien que ce qu'on a en fait de bien, richesse, pouvoir, considération, connaissances, amour de ceux qu'on aime, prospérité de ceux qu'on aime, et ainsi de suite, ne suffit pas à satisfaire. Mais on croit que le jour où on en aura un peu plus on sera satisfait. On le croit parce qu'on se ment à soi-même. Car si on y pense vraiment quelques instants on sait que c'est faux. Ou encore si on souffre du fait de la maladie, de la misère ou du malheur, on croit que le jour où cette souffrance cessera on sera satisfait. Là encore, on sait que c'est faux ; que dès qu'on s'est habitué à la cessation de la souffrance on veut autre chose...
... Quand la liberté d'expression se ramène en fait à la liberté de propagande pour les organisations de ce genre, les seules parties de l'âme humaine qui méritent de s'exprimer ne sont pas libres de le faire. Ou elles le sont à un degré infinitésimal, à peine davantage que dans le système totalitaire.Or c'est le cas dans une démocratie où le jeu des partis règle la distribution du pouvoir, c'est-à-dire dans ce que nous, Français, avons jusqu'ici nommé démocratie. Car nous n'en connaissons pas d'autre. Il faut donc inventer autre chose.Le même critérium, appliqué d'une manière analogue à toute institution publique, peut conduire à des conclusions également manifestes...
"... Pour ne prendre qu'une portion de cet immense sujet, bornons-nous à la littérature historique. L'Espagne passe pour avoir eu peu d'historiens. Les seuls noms d'historiens qui aient franchi les monts sont ceux de Mariana, de Solis et de Zurita. Il s'en faut bien cependant que ce soit là tout le bagage historique de l'Espagne. Ces trois hommes sont loin de donner une idée des trésors que possède leur pays dans ce genre. L'annaliste de l'Aragon, Zurita, est un chroniqueur consciencieux, mais diffus, et dans la foule des chroniqueurs espagnols il s'en trouve plus d'un qui, pour la franche couleur du récit, l'emporte de beaucoup sur lui. La grande histoire de Mariana est une ¿uvre admirable de patience, d'érudition et de style ; mais si les critiques nationaux apprécient beaucoup la manière large et savante de ce Tite-Live de l'Espagne, qui passe pour le modèle du castillan classique, peut-être les étrangers ne trouvent-ils dans son immense composition ni assez de critique, ni assez de vie et de mouvement. Solis est le plus intéressant des trois ; mais ce charme qu'il doit à son sujet, certains juges sévères le lui reprochent comme un défaut, et on a dit souvent de son livre que c'était plus un roman qu'une histoire..."
" Il y a un moment, dans la vie de tous les peuples, où, leur premier travail de formation terminé, ils passent par une crise qui fixe leur constitution et décide de leurs destinées. Dans la confusion des origines, les éléments de toute société naissent à la fois, mais sans ordre, et participent de la vitalité ardente qui pousse la nation elle-même à se produire ; plus tard, quand la nationalité en travail a forcé les obstacles qui s'opposent à tout enfantement, ces éléments, jusqu'alors mêlés dans une impulsion unique, tendent à se séparer, à se classer, à s'organiser enfin. Une lutte intérieure s'établit, et de la victoire des uns, de l'abaissement des autres, de la combinaison de tous, se forme une société définitive qui a désormais son caractère propre et sa marche distincte.Ce moment solennel est plus ou moins apparent dans l'histoire des diverses nations de l'Europe moderne ; mais chez aucune il n'a été aussi nettement marqué qu'en Espagne où il coïncide avec la fin du quinzième siècle et le commencement du seizième. A cette époque, l'Espagne venait de finir l'¿uvre exclusive qui avait absorbé toutes ses forces durant huit siècles : les Maures étaient vaincus dans leur dernière ville. Une nouvelle ère commença dès-lors pour la Péninsule ; cette nation, qui n'avait été longtemps qu'une armée, s'arrêta sur son sol reconquis, et dut songer à se constituer autrement que pour la longue croisade qui avait rempli sa jeunesse. A l'héroïque pêle-mêle de la guerre, elle dut faire succéder un travail régulier d'organisation, car il n'est jamais donné aux peuples de se reposer, même dans la victoire..."
"... L'Espagne compte, en ce moment, trois générations d'hommes de lettres vivants. Les premiers sont nés dans les dernières années du XVIIIe siècle : ce sont ceux dont la carrière est déjà longue et dont la réputation est faite aussi bien en Europe que dans leur pays. A cette génération appartiennent MM. Martinez de la Rosa, Alcala Galiano, Joaquin Mora, Angel Saavedra, duc de Rivas, Javier Burgos, le comte de Toreno, et, enfin, les deux meilleurs poètes dramatiques que l'Espagne ait eus depuis Moratin, Breton de los Herreros et Gil y Zarate. La seconde génération s'est formée à l'ombre de celle-là ; ce qui la composent datent des premières années du Siècle présent et comptent aujourd'hui de trente à quarante ans. Moins connus que les premiers hors de leur pays, ils forment la portion militante de la société littéraire espagnole. Tels sont don Juan Donoso Cortès, don Antonio de los Rios y Rosas, don Ramon Mesonero, don Eugenio Hartzembusch, don Alejandro Mon, don Joaquin Pacheco, don Nicomedes Pastor Diaz. Deux poètes, morts maintenant, Espronceda et Larra, appartenaient à cette génération. Enfin vient la troisième, celle des jeunes gens proprement dits. Ceux-là n'ont pas encore trente ans et n'ont commencé à écrire que depuis quelques années. De ce nombre sont don Enrique Gil, don Pedro Madrazo, don Antonio Garcia Gutierrez, et enfin le plus jeune et le plus fécond de tous, don Jose Zorrilla..."
"... Cette supériorité particulière de Pitt ne s'explique pas seulement par la force de son esprit et par l'énergie de sa volonté. Ce qu'il a appliqué pour la première fois, il ne l'a pas imaginé. Les finances de tous les états de l'Europe, sans en excepter, à certains égards, celles de l'Angleterre, étaient encore, à la fin du dernier siècle, dans le chaos du moyen-âge ; mais l'esprit d'examen, qui avait pris un si grand essor pendant ce siècle, s'était exercé sur les sources de la richesse, des nations comme sur les autres branches des connaissances humaines. Une science nouvelle venait de naître. Les économistes français avaient donné le signal ; après eux était venu Adam Smith, dont le grand ouvrage publié en 1776, commença une révolution qui n'est pas encore finie. D'innombrables écrits, aujourd'hui oubliés, paraissaient dans toutes les langues, et portaient la lumière sur les questions les plus obscures de l'ordre financier. Le mérite de Pitt fut de s'approprier ce qu'il y avait de vrai dans les théories qui avaient cours de son temps et d'oser les mettre en pratique. Il n'en eut pas moins de mérite, car en toute chose l'exécution est la grande difficulté..."
"... Je voudrais bien donner ici une idée de ce poème, mais il a été déjà analysé de main de maître par M. Sainte-Beuve : je n'ai garde d'y revenir. Quand on a commencé à parler, à Paris, de Jasmin et de ses poésies, l'Aveugle avait déjà paru, mais à part. La publication d'aujourd'hui n'est qu'une réimpression. Tout ce que je puis dire, c'est que je l'ai relu avec un plaisir peut-être plus vif que dans sa nouveauté. J'ai retrouvé un charme indicible dans ces descriptions si franchement populaires et si poétiques pourtant, dans ces détails de m¿urs campagnardes d'une vérité si vivante et en même temps si exquise, dans ce mélange merveilleux de folle joie et de sensibilité pénétrante, dans ce récit d'une catastrophe soudaine qui vient attrister les plaisirs bruyants d'une noce de village, dans ces vers surtout faits avec tant d'art que leur mesure même est l'expression des sentiments qui les inspirent, dans ces habiles changements de rythme, ces combinaisons d'harmonie empruntées par Jasmin aux troubadours qui les avaient eux-mêmes empruntées aux Arabes ; délicatesses savantes qui n'ont de rivales en français que les coupes capricieuses de strophe inventées par les poètes du XVIe siècle, et reproduites de notre temps par Victor Hugo. Qui ne sait maintenant par c¿ur dans tout le midi la plus grande partie de ce drame lyrique, et surtout ce refrain si fortement empreint de la saveur natale ?..."
"... La vie de la duchesse d'Ayen a été longtemps bien peu remplie d'événements ; la naissance de ses cinq filles, leur éducation, leur première communion, leur mariage, la naissance de ses petits-enfants, la maladie et la mort de ses proches, voilà tout. Elle aimait peu le monde et n'était pas très heureuse comme épouse. Mon père, dit avec délicatesse Mme de Lafayette, dont l'attachement se montrait dans toutes les occasions où il avait quelque inquiétude pour elle, et dont la juste confiance, fondée sur l'estime mutuelle, était visible toutes les fois qu'il s'agissait entre eux de quelques grands intérêts, surtout des nôtres, vivait cependant peu dans son intérieur. Peut-être ma mère avait-elle dans leur grande jeunesse trop laissé apercevoir à un jeune homme (le duc d'Ayen était plus jeune que sa femme) la supériorité de sa raison ; peut-être avait-elle trop négligé les moyens de plaire ; du moins elle se le reprochait à elle-même. Sa tendresse ne se reportait qu'avec plus de vivacité sur ses enfants. L'aînée de ses filles épousa le vicomte de Noailles, son cousin, la seconde le marquis de Lafayette, la troisième le vicomte de Thésan, la quatrième le marquis de Montagu, et la dernière le marquis de Grammont. Elle avait eu un fils, mais elle l'avait perdu au berceau..."
"... Royer-Collard aurait aujourd'hui bien près de cent ans ; les ombres commencent à s'étendre sur sa mémoire. Tout ce qu'il a défendu est tombé, tout ce qu'il a combattu est vainqueur. Il aimait l'antique maison de Bourbon, la monarchie constitutionnelle, la discussion parlementaire, la liberté réglée de la presse et de la parole, le suffrage restreint, le règne paisible des lois ; il détestait la révolution, la république, l'empire, les coups d'état, le règne de la force, le suffrage universel, qu'il accusait de n'être que la force sous un autre nom. Il eût été bien malheureux depuis quinze ans, hâtons-nous de dire qu'il l'eût été trop. Il n'était pas exempt d'exagération, de pessimisme, et l'énergie superbe de ses convictions lui grossissait à la fois le bien et le mal. Ses idées n'ont pas aussi complètement péri qu'elles en ont l'air ; l'apparence les condamne, la réalité leur est moins contraire. Ce n'est pas en vain que trente ans d'un gouvernement libre et régulier ont passé sur la France ; les habitudes et les m¿urs en ont gardé l'empreinte encore plus que les lois. Ce n'est donc pas peine perdue que de suivre M. de Barante dans cette biographie politique d'un homme qui a régné par la pensée, et dont l'esprit ne s'est pas tout à fait retiré de nous..."
" ... Ce qui le prouve jusqu'à l'évidence, c'est l'immense supériorité de richesse des peuples chrétiens. Comparez aux plus beaux moments de l'antiquité l'état actuel du monde, et vous verrez quelle différence de population, de puissance et de bien-être ! Partout, dans les derniers temps de l'empire romain, la population décroît avec la richesse; dès que l'esprit chrétien a sérieusement pénétré l'humanité, la richesse renaît et ne cesse pour ainsi dire de grandir jusqu'à nous. Non-seulement cette supériorité se déclare entre le monde chrétien et le monde païen, mais elle apparaît de nos jours avec plus de force entre les nations vivantes. Où en sont les populations musulmanes ou bouddhistes sous le rapport de la richesse comme sous tous les autres ? Les nations chrétiennes au contraire ne cessent de se fortifier et de s'étendre. Comment dire, après de pareils exemples, que le christianisme est, par son essence, contraire au progrès matériel ? Qui ne voit qu'il y a en lui une vertu féconde qui agit sur l'homme tout entier, et qui développe à la fois les forces physiques et les forces morales de l'humanité? Que veut dire ce beau mot de civilisation, ce mot que le monde n'a connu qu'après des siècles de christianisme, s'il ne signifie l'union de toutes les puissances de l'âme, de l'esprit et du corps dans un harmonique et majestueux développement ?..."
" Dans les premiers jours du mois de novembre 1846, je débarquais à Alger ; trois autres députés s'y trouvèrent en même temps que moi. Après avoir passé quelques jours dans la capitale de nos possessions, je partis pour l'intérieur avec mes collègues. M. le maréchal Bugeaud, alors gouverneur-général, avait voulu nous servir de guide ; nous traversâmes avec lui le Sahel montueux et pittoresque qui entoure Alger, la plaine célèbre de la Mitidja, les premières chaînes de l'Atlas, la grande vallée du Chéliff ; nous visitâmes les villes de Blida, Médéa, Miliana, Orléansville, Tenès, Mostaganem, et je terminai mon voyage par une courte excursion à Oran. Jamais rien d'aussi étrange et d'aussi nouveau n'avait frappé mes regards; les Arabes, les colons, l'armée, ces trois grandes fractions de la population algérienne, comparaissaient chaque jour devant nous ; la nature africaine, si pleine de mystères et de contrastes, fournissait aussi un aliment inépuisable à notre attentive curiosité ; à chaque pas, des questions nouvelles s'élevaient. Je ne me lassais pas de regarder, d'interroger, craignant toujours de conclure trop vite, et toujours tenu en suspens par la variété et l'immensité du problème..."
"... La zootechnie est avant tout une division de la physiologie. Elle recherche comment il faut s'y prendre pour faire avantageusement de la viande, du lait, de la laine, de la force vivante, de l'agilité, enfin tout ce qu'on demande aux diverses espèces animales. Elle doit étudier les fonctions de la respiration, de la digestion, dans toutes les situations données, avec leurs effets sur la production. Elle a besoin d'immenses travaux anatomiques, pour constater positivement l'influence des conditions extérieures sur les organes, et l'action spéciale de chaque organe sur chaque produit déterminé. Dans les conditions extérieures sont comprises, avec les climats et les soins hygiéniques, toutes les variétés d'alimentation ; de là des études de physiologie végétale très compliquées, pour connaître la nature et l'effet de chaque aliment. On peut pressentir par là le nombre et la gravité des problèmes que la zootechnie se pose, et dont la solution profitera quelque jour à l'espèce humaine, car il y a de grands rapports entre l'animal et l'homme ; on doit comprendre aussi quelle réserve il convient de s'imposer pour en parler, quand on n'est pas soi-même physiologiste..."
" ... La première maxime a soulevé, avec raison les plus vives attaques. Quesnay s'y déclare pour le gouvernement d'un seul ; tous ses disciples ont soutenu plus ou moins la même thèse. M. de Tocqueville, dans l'Ancien Régime et la Révolution, relève sévèrement cette erreur et s'en fait une arme contre les économistes. En elle-même, on ne peut la défendre, mais on peut l'expliquer et l'excuser. Il ne faut pas oublier que nous sommes en 1760 : l'autorité royale est absolue et n'admet aucun tempérament. Demander une forme quelconque de liberté politique, c'est rêver l'impossible. Quesnay n'a sous les yeux que la turbulence aveugle et impuissante des parlements ; il connaît l'aversion profonde de Louis XV pour les états-généraux. Il ne peut espérer de réaliser ses idées que par le pouvoir absolu ; il invoque donc ce secours, et il n'a pas tout à fait tort, car s'il doit échouer devant l'inertie égoïste du roi régnant ; il recevra de son successeur un autre accueil. Même sous Louis XV, il ne perdra pas tout à fait son temps. Si le roi lui échappe, il gagnera plusieurs ministres, des conseillers d'état, des intendants, et une part de son esprit pénétrera dans l'administration..."
" ...Quand on compare ce qu'était, en Angleterre, l'établissement de 1688 et ce qu'a été, en France, celui de 1830, on est frappé au premier abord des avantages que le second paraît présenter sur le premier. Dans l'un et l'autre cas, la loi de succession héréditaire à la couronne est violée, l'héritier direct est écarté, et celui qui lui succède immédiatement est appelé au trône. Le fait fondamental est donc le même, et, si l'atteinte au principe d'hérédité a été la cause principale de la faiblesse de notre monarchie, il semble que cette cause aurait dû agir avec plus de force contre la monarchie de Guillaume III. Un pareil fait était alors sans précédent, tandis qu'en 1830 on avait l'exemple de 1688, qui avait si pleinement réussi. En général, c'est un grand bénéfice historique que de venir le second, de n'avoir point contre soi la nouveauté de la tentative et de pouvoir invoquer l'autorité d'un succès précédemment obtenu dans des circonstances analogues. Jusqu'au dernier jour, cet exemple de 1688 a été la grande présomption, le puissant argument en faveur de la durée de la dynastie d'Orléans, tandis que rien de pareil ne pouvait être invoqué en faveur de Guillaume III..."
" Dès que commence la seconde moitié du XVIIIe siècle; on voit naître l'économie politique sur presque tous les points de l'Europe à la fois. En Italie, Verri et Beccaria jettent les premiers fondements de cette nouvelle science, et, ce qui vaut encore mieux, l'administration du comte Firmiani en Lombardie, celle du grand-duc Léopold de Toscane, en pratiquent les principes naissants pour le bonheur des populations. En Espagne, Campomanès, que va bientôt suivre Jovellanos, fait entendre dans le pays classique des monopoles, du système prohibitif et des préjugés monétaires, bon nombre de vérités utiles qui ne l'empêchent pas de devenir président du conseil de Castille. En France, le médecin de Louis XV, le docteur Quesnay, publie son Tableau économique, et autour de lui se presse un groupe d'amis et de disciples, Gournay, d'Argenson, Mirabeau père, Lemercier de La Rivière, Dupont de Nemours, et enfin le plus illustre de tous, Turgot. En Angleterre, où, depuis la révolution de 1688, tout ce qui peut contribuer au bon gouvernement des nations était plus librement étudié qu'ailleurs, une foule de publications se succèdent sur les questions d'intérêt public, et l'économie politique arrive à trouver sa forme à peu près définitive dans les travaux d'un simple professeur écossais, Adam Smith. On s'est beaucoup demandé quelle avait été la part exacte de chacun de ces écrivains dans l'édifice de la doctrine économique: question insoluble et superflue ! Qui peut compter la multitude des sources qui contribuent à former un ruisseau, et la multitude des ruisseaux qui contribuent à former un fleuve ?..."
" ... Charles-Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre, naquit au château de Saint-Pierre-Église, près de Cherbourg, à peu de distance d'un autre château qui a donné naissance de nos jours à un philosophe également ami de l'humanité, M. de Tocqueville. Son père, Charles Castel, marquis de Saint-Pierre, était bailli du Cotentin et gouverneur de Valognes, sa mère était s¿ur de Mme de Villars, mère du maréchal. Le second de cinq enfants, il fut d'abord destiné au métier des armes ; mais, la faiblesse de sa complexion lui ayant interdit cette carrière, il dut se tourner vers l'église. Il eut un moment dans sa jeunesse la velléité de se faire religieux, et il a raconté lui-même en termes assez piquants comment cette idée lui passa. Segrais, homme d'esprit, me dit un jour que cette fantaisie de se faire religieux ou religieuse était la petite vérole de l'esprit, et que cette maladie prenait ordinairement entre quinze et dix-huit ans ; j'en fus attaqué à dix-sept. J'allai me présenter au père prieur des prémontrés réformés d'Ardenne, près de Caen ; mais, par bonheur pour ceux qui profiteront de mes ouvrages, il douta que j'eusse assez de santé pour chanter longtemps au ch¿ur, et me renvoya consulter un vieux médecin qui me dit que j'étais d'une santé trop délicate. J'ai donc eu cette maladie ; mais ce n'a été qu'une petite vérole volante dont je n'ai point été marqué. ..."
" Libéralisme et socialisme, ces deux mots ont exprimé jusqu'ici des idées antipathiques. Dans tous les systèmes d'organisation que les différentes sectes socialistes ont mis en avant, la liberté individuelle de l'homme est généralement comptée pour rien. Voici un écrivain socialiste qui se distingue au contraire par un profond sentiment de la liberté humaine : cet écrivain est M. Proudhon, l'auteur du livre sur la Propriété, publié il y a quelques années, le rédacteur actuel du journal le Représentant du Peuple, un des plus radicaux assurément, un des plus violents dans les termes parmi les nouveaux réformateurs, mais qui rachète à mes yeux tous ses emportements par son respect pour cette pauvre liberté dont les théoriciens de la nouvelle république font si bon marché. Un conservateur de la veille, un malheureux doctrinaire comme moi, est plus près de s'entendre avec un tel homme qu'avec beaucoup de gens qui paraissent plus modérés, et j'ai lu les livres de M. Proudhon avec plus de sympathie que de colère. La forme en est un peu rude, j'en conviens, et met à l'épreuve la patience, mais ce n'est plus le moment d'être difficile et de faire le délicat..."
" Sous l'ancien régime, la dignité la plus éclatante, la plus enviée, était celle de maréchal. Alors comme aujourd'hui, cette nation belliqueuse estimait avant tout les services militaires. La maison de Broglie, d'origine piémontaise, venue en France au commencement du XVIIe siècle, avait atteint en 1789 le plus haut point d'illustration, parce qu'elle avait fourni coup sur coup trois maréchaux. Le premier, Victor-Maurice, qui n'avait encore que le titre de comte de Broglie, fit avec Louis XIV les campagnes de Flandre et de Franche-Comté en 1667, et 1668; il fut nommé ensuite commandant du Languedoc. Le second, François-Marie, prit une part glorieuse à la bataille de Denain, qui sauva la France. Ambassadeur en Angleterre, commandant général de l'Alsace, commandant en chef de l'armée d'Italie et de l'armée de Bohême, il fut fait duc en 1742. Le troisième, Victor-François, fut le héros de la guerre de sept ans : nommé maréchal à quarante-deux ans, gouverneur de Metz, ministre de la guerre, il avait reçu de l'impératrice Marie-Thérèse, après une bataille gagnée contre les Prussiens, le titre de prince de l'empire pour lui et ses descendants..."
" Quand l'Europe littéraire et politique a appris, il y a déjà quelques aunées, que la reine Isabelle d'Espagne avait choisi pour son ambassadeur à Naples M. le duc de Rivas, on s'est généralement attendu que le séjour d'un homme aussi passionné pour les travaux et les plaisirs de l'esprit dans cette contrée favorisée, au milieu des loisirs élégants de la vie diplomatique, ne serait pas sans fruit pour les lettres. On ne s'était pas trompé. Sous ce nom aristocratique, sous ce brillant manteau d'ambassadeur, se cache, comme on sait, un des esprits les plus polis et les plus aimables de notre temps, un de ces poètes qui donneraient volontiers tous les duchés et toutes les ambassades du monde pour une heure d'inspiration. Comme son compatriote et son ami, aujourd'hui son voisin d'ambassade, M. Martinez de la Rosa, l'auteur du Bâtard maure et des Romances historiques a toujours trouvé, dans les accidents les plus divers de son orageuse carrière, le temps de penser et d'écrire. Même au milieu de la vie des camps et durant les épreuves amères de l'exil, il cherchait des consolations dans la poésie. Aujourd'hui, parvenu au faîte des grandeurs, et, ce qu'il estime à coup sûr davantage, libre de jouir, après tant de travaux, d'un repos au moins momentané, il ne pouvait pas oublier les chères habitudes de toute sa vie ; c'est à la muse plus grave de l'histoire qu'il a consacré ses années tranquilles..."
"...Mais que parlons-nous d'aujourd'hui ? Ce moment est déjà loin de nous ; cette poussière est tombée. Une autre question s'est posée d'elle-même : pourquoi, tandis que l'Angleterre, avec sa constitution informe et vigoureuse, semble braver toutes les secousses, sommes-nous en France impuissants à soutenir nos institutions, si bien conçues en apparence, si rationnelles et si symétriques ? Aussitôt on se met à discuter l'aptitude des Français aux libertés politiques. Sur ce sujet, des traits cuisants pour l'amour-propre national nous sont encore tous les jours décochés à plaisir de l'autre côté de toutes nos frontières. Parmi nous, le fâcheux problème s'agite dans la presse, dans les livres, dans la chaire même, et la plupart le résolvent contre nous, les uns avec joie et ironie, comme un beau résultat, les autres avec l'amertume du regret. À peine posée toutefois, cette question, comme les autres, remonte dans l'histoire et y cherche son explication. Est-il donc vrai que nous soyons tout à fait incapables du plus noble privilège de la nature humaine, de celui qui fait son excellence, de celui qui, dans l'ordre politique, correspond au libre arbitre dans l'ordre moral ? Qui nous a infligé cette déchéance ? Faut-il en vouloir à l'esprit niveleur et centralisateur de la monarchie, qui, dès avant 1789, avait étouffé tous les germes des libertés anciennes avec les usages et les habitudes qui en faisaient la vie ? Faut-il s'en prendre à l'esprit exclusif de la noblesse et aux vues étroites du tiers-état, qui n'ont point su s'associer contre les envahissements de l'administration royale et se fondre dans un même intérêt ?..."
" Lorsqu'à trente ans de distance on parcourt les écrits qui ont fait la renommée de Lamennais, on ne se trouve point toujours dans le passé. Et d'abord, à n'en regarder que la partie politique, il est clair qu'elle renferme tous les éléments de la révolution profonde qui travaille aujourd'hui Rome. Chose singulière, dans les évolutions successives de sa seule pensée, Lamennais a tour à tour formulé et personnifié la signification des trois partis qui se disputent sous nos yeux l'état pontifical, ce sanctuaire déjà rétréci et encore menacé du monde catholique. Dans sa première période, il était le théoricien de ce qu'on pourra désormais appeler l'ancien régime romain. Un pouvoir spirituel absolu tenant sous sa main les princes absolus comme ses ministres pour le bien, dirigeant de haut la politique dans l'intérêt de la religion, réprimant l'hérésie par le concours de la loi civile, et constituant ainsi, par le dogme appuyé sur la force, l'unité des esprits dans les états chrétiens, tel était l'idéal du moyen âge, que l'auteur de l'Essai sur l'Indifférence se proposait alors de perfectionner pour l'avenir, et c'est bien là l'esprit du régime qui succombe en ce moment. - Dans sa seconde période, désabusé des rois et de l'efficacité de la force,..."
" ...D'où a pu venir aux Américains cette confiance extrême en une vocation particulière, cette conviction, si bizarre en présence de leurs faits actuels, qu'ils sont comme un peuple choisi par la Providence pour régénérer les nations ? Elle est provenue d'un faux enseignement historique, longtemps seul répandu parmi eux. Ils s'étaient habitués à considérer leur république comme une création de l'intelligence, comme l'expression d'une théorie de liberté rationnelle et d'égalité morale conçue et réalisée par leurs ancêtres. On comprend en effet que, lorsqu'une nation se fonde dans une fermentation à la fois politique et religieuse, comme ce fut le cas des colonies américaines, formées par l'alliance du calvinisme avec l'élément communal et républicain de l'Angleterre, les deux causes s'unissent et s'entrelacent avec force par leur besoin mutuel et leur danger commun. L'état alors se formule volontiers, au milieu de ses premières épreuves, comme l'expression terrestre de l'église invisible. Plus tard, les orateurs, les prédicateurs et les panégyristes, parlant à la foule aux jours de fêtes et aux anniversaires nationaux, donnent, par un pur besoin oratoire, aux hommes du vieux temps des proportions surhumaines, et à leurs institutions les plus nécessaires et les plus naturelles des raisons idéales..."
" ...Mais c'est dans Sophocle qu'il nous faut chercher la plus haute expression du drame grec : Eschyle, pénétrant dans les arcanes du sanctuaire, y avait saisi la pensée religieuse, et l'avait traînée au grand jour de la vie profane, où la liberté philosophique et artistique s'en emparait. C'était, aussi bien que dans Sophocle, l'esprit d'Homère, esprit novateur, rival du sacerdoce, auquel il retirait l'autorité d'interprétation pour la livrer à tout le monde. Cependant l'¿uvre d'Eschyle ne fut qu'un sublime essai ; ses pièces, extrêmement simples, ne sont en réalité que des épisodes, comme on les appelait, intercalés dans les ch¿urs ; en outre, le merveilleux occupe encore une grande place ; des scènes aussi fantastiques que celles du Prométhée et des Euménides annoncent que le mythe exerce encore une grande influence. Sophocle apparaît, et, comme Neptune, en trois pas il franchit une immensité. Chez lui, le merveilleux, le gigantesque, ne se montrent presque plus sur la scène ; quand des personnages divins s'y présentent accessoirement, comme dans Ajax et dans Philoctète, ils sont rapprochés de l'humanité ; les dieux de Sophocle sont aux dieux d'Eschyle ce que les dieux de Phidias sont aux statues de l'école d'Égine..."
" Qu'Aristophane ait été de son temps une puissance, c'est ce qu'on devrait présumer à le lire, lors même que ses contemporains ne l'auraient point positivement attesté. Un pamphlétaire dramatique (car la plupart de ses pièces sont des pamphlets de circonstance mis en scène, et ne contiennent qu'en germe ce que nous appelons comédie), un pamphlétaire dramatique qui pouvait impunément, dans une ville tiraillée par des partis, des intrigues et des révolutions, assaillir du haut du théâtre les chefs les plus populaires, déchirer la démocratie régnante, insulter aux dieux au milieu de leurs fêtes, dire toutes sortes de vérités déshonorantes aux passions exaspérées, un tel homme assurément s'imposait plutôt qu'il n'était accepté. Aussi dit-il lui-même, avec un légitime orgueil, qu'il s'est fait une réelle importance par son audace à démasquer tous les mensonges des adulateurs du peuple : c'est pourquoi les Lacédémoniens le haïssent, parce qu'il est de leur intérêt que le peuple athénien continue à se laisser flatter et tromper ; c'est pourquoi le roi de Perse, quand il veut savoir la situation des Grecs, s'informe de leur marine premièrement, et en second lieu de l'effet des comédies d'Aristophane..."
" Y a-t-il une philosophie dans Homère ? Trouve-t-on, dans cette poésie grande et simple, les éléments de la fonction rationaliste que la Grèce exerça dans l'histoire ? Y trouve-t-on l'origine intellectuelle de la lutte de l'Europe progressive contre l'Orient enterré dans ses symboles ; lutte continuée, souvent par les armes, toujours par les idées, à travers la monarchie d'Alexandre, l'empire romain et la chrétienté du moyen-âge, jusqu'au temps présent, qui paraît appelé à la finir par la victoire définitive de la civilisation européenne ? Cette question reste encore à traiter.Il faut d'abord signaler dans Homère les traces d'un fait fondamental, reproduit depuis dans la formation des sociétés modernes, mais qui, au temps où nous nous reportons, était nouveau dans le monde, et détermina la destinée toute spéciale de la nation des Hellènes. Je veux parler de la lutte séculaire entre la cité théocratique et la tribu conquérante, entre une autorité de tradition et de pensée, et une liberté d'instinct, de nature, de force ; en un mot, entre le sacerdoce et l'ordre militaire..."
" ...Après Homère, c'est Eschyle qu'il faut interroger sur l'esprit de la Grèce. Moins simple et moins vaste, plus moderne et plus intense, il s'appuie, avec une attitude plus prononcée et un regard plus austère, sur la même pensée fondamentale. L'étude que nous en essayons n'étant point purement littéraire, nous renoncerons, quoique à regret, à nous arrêter sur la considération du style, sur la puissance expressive d'Eschyle, et cependant, chez lui surtout, le langage est l'explosion de la pensée ; on dirait que son émotion comprimée brise la langue d'Homère pour en réunir les débris en mots nouveaux compliqués connue des symboles, et dont l'image multiple se présente comme un groupe de marbre. Sculpture, peinture, musique, mouvement, le relief, la ligne, le rythme, je dirais presque la danse sacrée de sa parole, rendent admirablement, par toutes les ressources de l'expression humaine, la nature et la vie particulière de ses ouvrages. D'une simplicité élémentaire dans la composition du drame, il le remplit quelquefois presque tout entier de lamentations lyriques, longues, obscures, monotones, - et telle est néanmoins la vibration magique qui tremble sur toutes ces cordes, qu'on se sent ému en même temps qu'étourdi, parce que sous le mot rude ou éclatant, sous la vétusté du mythe, sous l'image qui rayonne en passant, il y a toujours ou une prière, ou une indignation, ou une pitié..."
Il y a dans les sciences humaines bien des motifs de satisfaction et d'orgueil pour l'esprit, mais les raisons d'humilité et d'amertume n'y manquent pas non plus. En dépit des persévérants efforts et des longues pensées des légions d'investigateurs qui nous ont précédés, la nature a des abîmes noirs et profonds en face desquels toute clairvoyance devient de la cécité, toute hardiesse de la crainte, et toute confiance du découragement. Quand nous essayons de projeter quelque lumière à l'intérieur de ces gouffres mystérieux, cette lumière ne nous y fait apercevoir que les spectres de notre propre ignorance, et nous ne retirons de cette vaine tentative qu'un nouveau sentiment de notre impuissance et de notre misère. Il serait sage d'en retirer encore autre chose, je veux dire une leçon profitable. En effet, rien ne devrait rappeler à la modestie et à la patience, refroidir les ardeurs présomptueuses et confondre les audacieuses témérités comme l'étude de ces phénomènes que la Providence semble avoir établis tout exprès pour déconcerter la curiosité des hommes...
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